lundi 13 février 2017

Bonjour et bienvenue à tou.te.s sur le blog consacré à mon premier roman !
J'ai lancé en début de mois un projet Ulule ans le but de financer l'illustratrice qui bossera dessus : https://fr.ulule.com/chroniques-de-brac/
Certaines personnes ont confié souhaiter avoir un aperçu du roman avant de participer au projet, ce que je comprends tout à fait. Je précise que l'histoire est souvent violente, sanglante, ce qui peut rebuter certain.e.s lecteurices. Voici donc le premier chapitre du premier tome. Il est fort possible que tout ne soit pas immédiatement clair, étant donné que je développe l'univers dans la suite du roman, et qu'un livre doit être jugé dans sa globalité. Mais j'espère néanmoins que ce petit aperçu vous donnera envie de lire la suite.

A très vite !
Ginger Force


CHAPITRE 1



Cela faisait bien trois heures que Shay pistait une biche. Elle avançait le plus silencieusement possible, scrutant le sol humide à la recherche d’empreintes de sabots, craignant de tomber nez-à-nez avec l’animal et de le faire fuir. Heureusement pour elle, Elwood n'était pas ce genre de forêt de châtelain, aux arbres plantés régulièrement permettant à la lumière d'y pénétrer du lever au coucher du soleil. Les troncs poussaient confusément, tandis que d'autres, tout pelés et friables, bouffés par les termites et les maladies, formaient un semblant de sentier dont l'humus vous prenait à la gorge. Shay comptait beaucoup sur cette odeur persistante pour ne pas se faire repérer de l'animal. Son arc à la main, elle essayait à chaque pas de maintenir ses flèches immobiles dans leur carquois. De loin en loin, elle voyait passer sur le sol inégal parfois un lapin, parfois un corbeau ; oh, certes, elle aurait pu s'en contenter, mais à la longue, elle s'était lassée de leur viande coriace et saillie d'os pointus avec lesquels il était si facile de s'étrangler.
Shay avait attaché ses longs cheveux bouclés en une tresse qui roulait jusqu’à ses hanches. A force d’avancer à demi courbée, ses genoux commençaient à la faire souffrir. Elle prenait garde à chaque pas de ne pas poser le pied sur des branchages, dont le craquement aurait pu avertir la biche de sa présence, et progressait avec une telle minutie qu’on eut pu la croire immobile. Elle entrapercevait le pelage crasseux de l’animal entre les troncs, guettant la présence éventuelle d’un mâle en plein rut qui n’aurait pas manqué de la charger.
La bête s’était arrêtée dans un semblant de clairière, reniflant nerveusement autour d’elle, pressentant le danger. Shay était dans le sens du vent. Se déplaçant avec une infinie délicatesse, elle contourna l’animal sans le quitter des yeux. Elle finit par s’immobiliser à quelques mètres de la biche, qui avait cessé de scruter les environs et s’échinait désormais à brouter une branche trop haute pour elle. L’animal se mettait en équilibre sur ses pattes arrière, mais avait à peine le temps de croquer quelques pointes de feuilles qu’il retombait lourdement sur le sol. Mâchonnant pensivement, la biche déglutissait, puis recommençait son manège.
Les larges cuisses de la chasseresse la lancinaient, et commencèrent à trembler. L'occasion était trop belle. Shay ne voulait pas la gâcher. Elle entreprit de saisir une flèche dans son carquois. Avec une lenteur et une application infinies, elle prit du bout des doigts l'extrémité du carreau, et le fit glisser le long du carquois le plus précautionneusement possible pour éviter que les autres flèches ne s'entrechoquent. La longue tige de cèdre dans la main droite glissa le long de la corde torsadée et Shay banda son arc. Il était inutile de viser le ventre de la bête, ça ne l'empêcherait pas de s'enfuir. Viser l'articulation d'une patte avant ? Elle avait peur de rater son coup, et de devoir supporter une fois de plus de rentrer au village avec un lapin maigrelet.
Avec une patience qui forçait l'admiration, Shay expira tout ce qui lui restait d'air dans les poumons, visa le cou de la biche, et tira.
La flèche se planta dans la gorge de l'animal, qui poussa un brame terrifiant. Complètement paniquée, la bête lança des ruades à l'aveuglette, ses sabots frappant les troncs, des filets de sang venant teinter le sol à chaque respiration. Shay banda son arc une seconde fois et le trait vint se planter dans son flanc arrière, qui fut pris de spasmes violents. Elle aurait voulu achever l'animal en lui tranchant la gorge mais craignait de prendre un coup de patte ; avec un bruit sec, la troisième flèche pénétra le crâne de la biche en plein front. L’animal cessa de ruer. Il bascula sur le flanc, sa patte arrière secouée de soubresauts, grattant le sol, puis s'immobilisa, une flaque poisseuse se formant autour de ses blessures tandis qu'elle expulsait son dernier souffle.
La chasseresse attendit quelques instants dans sa cachette et, quand elle fut sûre que la bête était morte, s'en approcha doucement. La cicatrice qui lacérait son sein droit était un constant rappel qu'il valait mieux être prudente avec des animaux aussi massifs. Les yeux de la biche ne reflétaient plus grand-chose, et ses plaies saignaient doucement, formant de petites flaques épongées par la mousse qui tapissait le sol. D'un coup sec, Shay retira les flèches du cadavre, trop abîmées pour servir à nouveau, et les lança au pied d’un arbre. Se saisissant des pattes de l'animal, elle le jeta lourdement sur ses épaules et prit le chemin retour vers Terrock.
Quand il s'agissait de petit gibier, elle le partageait avec Fran, qui l'accompagnait des quelques légumes qu'elle arrivait à faire pousser à flanc de coteau. Il était très rare de tomber sur une biche ces temps-ci, et Shay, comme les autres, s'était résignée aux animaux rabougris. Mais quand il s'agissait de gibier pareil, il était coutume de partager la viande. Elle se réservait une patte arrière. La cheffe du village, Tyra, sa mère, déciderait du reste.
Elle sortit enfin de la forêt, le gibier sur ses épaules, semblant peser de plus en plus lourd. Terrock n'était plus très loin maintenant. Shay songeait à Fran, qui, comme elle, n'avait pas mangé de vrai repas depuis au moins un mois. Elle pensait à ses lèvres fines, qui s'étireraient en un large sourire, ce qui lui donna un peu d'entrain. Elle accélérera le pas. Tandis qu’elle franchissait la colline la séparant du village, elle aperçut les toits des premières maisons. La biche glissa de ses épaules et tomba lourdement au sol, mais Shay ne le remarqua pas. Des plaintes, ainsi qu’une épaisse fumée noire, s’élevaient du village.
Hébétée, elle avança lentement vers les habitations. Sur sa droite, devant l'atelier de menuiserie, se tenait Raÿn, du sang sur le visage, à genoux dans la boue, serrant contre lui le corps décharné de son apprenti. Quelques mètres plus loin, la minuscule Zooey jetait un regard vide sur les corps de ses parents, fixant alternativement l'un et l'autre, immobiles.
La chasseresse regardait indifféremment les maisons et leurs murs constellés de sang. Elle dépassa la réserve d'armes, dont les portes étaient grandes ouvertes, et pendaient sur leurs gonds. Un peu plus loin, devant le dépôt de céréales, des silhouettes couraient confusément, le visage tordu par les larmes, semblant ne pas savoir elles-mêmes où elles allaient.
Shay accéléra le pas. Elle n'entendait pas les plaintes des blessés, ne voyait pas les entrailles qui jonchaient le sol, ne sentait pas l'odeur métallique du liquide qui éclaboussait ses bottes.
La bicoque à flanc de coteau se découpa sur la colline et elle se mit à courir. L’épaisse fumée noire lui brûlait les yeux. Shay essuya ses larmes avec le revers de sa manche, essayant de se repérer à travers cette brume qui la déséquilibrait. Elle se précipita vers la porte, grande ouverte. Elle n’eut pas à la franchir : à ses pieds se trouvait un corps, face contre terre.
Elle s'arrêta net. Se sentant soudainement frissonnante, elle fixa l’être échoué au sol. Son dos était traversé de part en part d’une grande déchirure poisseuse, marronnasse, sur laquelle perlait un liquide brun.
- Fran ?
Elle s'accroupit tout près du corps, lui prit les épaules et le coucha sur le dos. La femme avait un œil fermé, l'autre entrouvert. Un mélange de sang, de salive et de terre lui sortait de la bouche. Sa chemise de travail était en lambeaux, dévoilant de larges blessures qui couraient de son cou à son ventre. Ses chairs étaient déjà flaques. S’asseyant auprès d’elle, Shay dégagea du visage de la morte une mèche de cheveux, qui lui resta entre les doigts ; elle s’essuya nerveusement la main sur le sol. Elle détaillait chaque trait du cadavre qui lui faisait face, ne pouvant se résoudre à voir dans cette carcasse échouée autre chose qu’un corps anonyme.
C'est dans cette position que sa mère la trouva.
- Shay...
Elle leva les yeux vers elle.
Tyra, d'habitude imposante, tremblait de tout son long. Son air confiant avait laissé la place à un visage défait, agité de tics, essayant vainement de camoufler sa panique.
- C'est Atticus. On a à peine eu le temps de prendre nos arcs qu'il était déjà là avec ses hommes. Tu étais à la chasse ?
Shay répondit d’un vague signe de la tête.
- C'est bien ce qu'il me semblait. On a besoin d'aide pour soigner les blessés, Clarence et Aegon sont débordés. Viens avec nous. On s'occupera des autres plus tard.
Elle aida Shay à se relever. Songeant qu’elle retrouverait Fran plus tard, la jeune fille prit le chemin du village et constata l'étendue des dégâts.
Une bonne partie des bâtiments avait brûlé. Tandis que toutes deux descendaient en direction de la grand 'place, Shay remarqua les survivants s'agiter autour des corps, vérifiant que leurs proches étaient encore en vie, ou du moins, qu'ils étaient morts rapidement. Le dépôt de céréales avait été pillé, et les rares sacs restants gisaient sur le sol, éventrés.
Shay et Tyra arrivèrent sur la grand 'place. Clarence, le teint pâle et le visage concentré, était agenouillé auprès des blessés qu'il examinait à la chaîne, aboyant ses directives à Aegon, son apprenti, qui s'agitait en tous sens, visiblement débordé.
- Shay ! s'écria Aegon en la voyant. Va chercher des bandages, dans le cabinet. Et de  l'alcool. Il y a une grande bouteille près de la fenêtre.
Elle acquiesça et courut dans la direction qu'il lui désignait. Le cabinet avait été relativement épargné. Quelques meubles étaient renversés, une table retournée, mais la plupart de l'équipement médical, si tant est qu'on pouvait l'appeler ainsi, était encore en place. Shay trouva la bouteille d'alcool immédiatement, mais ne réussit pas à mettre la main sur les bandages. En désespoir de cause, elle arracha un grand drap jauni du lit et courut le donner à Aegon.
Tyra divisa les habitants encore debout en deux groupes, le premier ayant pour mission de rassembler les cadavres dans la fosse à incinérer, et le second, dont Shay faisait partie, étant chargé de remettre sur pied celles et ceux qu'il était encore possible de sauver. 

Une poignée d'heures plus tard, Shay et Aegon portèrent le dernier blessé dans le dépôt de céréales, devenu pour l'occasion un abri pour la nuit. A peine avaient-ils fini qu'Eileen, la sœur de l’apprenti, les rejoint, l'air déterminé, les mains et les vêtements encore luisants de sang.  
- Le village doit se rassembler sur la grand 'place. Tyra va faire une annonce.
Aegon se tourna vers Clarence, qui lui fit signe d'y aller avant de retourner s'occuper de ses patients. Shay jeta un œil vers la fosse, se demandant si Fran faisait partie du groupe chargé d’y déposer les cadavres, puis prit la direction de la grand ’place.